Je vous écrit ce post de Marrakech, la ville ocre aux multiples talents, tour à tour moderne, avec son cyber-park, et fidèle aux traditions et à son histoire…
Tout près de la place Jemaa el-Fna, la librairie Ghazali mêle littérature francophone et arabophone. J’y ai fait une provision de livres à dévorer sur la terrasse, face aux sommets enneigés de l’Atlas. Depuis la cour du riad, de la musique locale vient se mêler à celles des musiciens de la place éponyme, portées par le vent du sud. Les rues alentour du quartier de Mouassine résonnent des cris des enfants qui jouent. Les premiers parfums de cuisine montent des cours. L’heure de la prière du soir approche. L’appel des différents muezzins ne va pas tarder à se répondre (pandre ?), de minaret en minaret…
Je pense à Lyautey et à sa colère lorsqu’il découvrit la première construction en béton sur la place Jemaa el-Fna, rompant avec les constructions traditionnelles dont j’aperçois autour de moi les terrasses et les inévitables antennes paraboliques. C’est dans cette ambiance bien particulière que j’ai lu d’une traite l’un de mes achats : le dernier livre de Tahar Ben Jelloun, enfant du Maroc et écrivain francophone récemment honoré par la France.
Sur ma mère est d’abord un livre de souvenirs, un « vrai roman, car il est le récit d’une vie dont je ne connaissais rien, ou presque » comme le raconte l’auteur. Ce livre poignant relate les souvenirs de sa mère, Lalla Fatma, perdue dans la nuit de son alzeihmer. Confondant la réalité et ses souvenirs, elle se débat entre lucidité et délires. Son passé lutte pour revenir à la surface et se faire une place dans son présent, lui donnant l’illusion qu’elle revit ses souvenirs comme la première fois. Par bribes, elle s’est confiée à son fils, plongeant au fil des mois dans son passé, en faisant son présent et perdant pied peu à peu. L’écrivain, à la fois fils, journaliste et mémorialiste, recueillait précieusement chaque moment de lucidité, chaque souvenir surgit de la mémoire vacillante. Il revivait ainsi à la fois ses origines et les traditions d’un pays, d’un mode de vie, qu’il met, dans son livre, en regard avec le monde d’aujourd’hui. Un monde qui, par exemple, « oublie » de tenir la main de ceux qui partent.
Il y a beaucoup de tendresse dans ce livre, et une violence à peine contenue. De celles qui viennent après la perte. La mort, on ne s’y fait jamais, on vit avec… C’est aussi un fascinant et terrifiant voyage dans cet inconnu créé par la maladie d’alzeihmer. Une personne qui m’est très proche est aux prémices de cette maladie du présent-néant. Je n’ai pas oublié la main qu’elle m’a tendue à une époque de ma vie où j’étais à la rue. M’ouvrant ses bras et jouant son rôle de « seconde » maman. Des souvenirs qui bientôt n’appartiendront hélas plus qu’à moi…
Je vous souhaite de lire ce livre qui, même s’il m’a fait pleurer, est porteur de beaucoup de belles choses. A commencer par des souvenirs de ce Maroc à cheval entre ses traditions et ce que nous nommons la modernité. Pays de contrastes entre une classe « dirigeante », croisée à la piscine du Nikki Beach, dans la Palmeraie, ou sur les pistes de danse du VIP, magnums de Laurent Perrier rosé à portée de main, et les quartiers pauvres situés derrière le camp militaire ou près du quartier de Mellah. Autant d’endroits que j’ai parcouru ces derniers jours à pied ou en scooter, reflets d’un pays sans classes moyennes. Tiraillé entre la réussite voyante des possesseurs de Hummers et les deux-roues pétaradants, moyens de locomotion favoris des jeunes comme des anciens.
Tahar Ben Jelloun dans l’une des chroniques de son blog, Etre Marocain, écrivait en avril dernier : « Etre Marocain, c’est voir le pays dans une évolution de plus en plus inégale, injuste, disons créant davantage d’injustice, enrichissant les entreprenants « jeunes, dynamiques et ayant les relations qu’il faut », appauvrissant ceux qui triment quotidiennement depuis toujours. Voir et donner à voir. Mieux, par la fiction, amener le lecteur à mettre son nez dans le merdier de la vie de millions de Marocains qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Voir pour agir. Agir pour changer quelque chose dans ces habitudes qui ressemblent à une forme d’esclavage maquillée par un fatalisme entretenu par ceux-là mêmes qui exploitent et profitent de la pauvreté. »
Phrases loin d’être toutes faites, si révélatrices de ces pays nombreux où les touristes croient ce que montrent les sentiers balisés. De ces pays qui sans touristes…
Mais le Maroc, c’est aussi (et d’abord !) une formidable énergie qui se retrouve, par exemple, chez certains de mes clients ayant construit des usines et des centres de R&D à Bouznika ou à Aïn Sebâa. Les cadres, ingénieurs de recherche compris, sont tous des natifs, formés aux meilleurs écoles européennes (et françaises) qui ont choisies, sous l’impulsion parfois de la Francophonie, de s’implanter localement. Construisant pas à pas un Maroc industriel s’appuyant sur ses compétences et pas seulement sur un coût de main d’œuvre forcément un jour battu en brèche.
Ce livre parle aussi de deux mains. De celles qui se tiennent durant les derniers instants. Thème éternel, mais souvent oublié chez nous où les bruits de l’hôpital, et la solitude, bercent les derniers instants de tant de français. Pour Tahar Ben Jelloun, « Tenir la main d’un parent, l’aider à traverser ce ruisseau sombre, c’est la moindre des choses. Et ça nous prépare à notre propre mort. » J’ai eu cette chance. Et ce désespoir. Vivre avec… D’ailleurs, l’auteur a mis 6 ans pour écrire son livre. Le temps, sûrement, de vivre avec, d’apprivoiser ses propres souvenirs.
Je vous laisse avec Tahar Ben Jelloun et un extrait d’une interview donnée au Nouvel Obs. Demain, je vais me plonger avec délices dans 7 contes du Maroc. Les mêmes que ceux racontés par les conteurs de la place Jemaa el-Fna autour desquels les marrakechis font bloc. Encore une tradition perdue de l’autre côté de la méditerranée… Le ciel est couvert d’étoiles. Demain, il fera beau. Inch’Allah !
N. O. – C’est la fin d’une époque, avec la mort de votre mère, que vous racontez?
T. Ben Jelloun. – Oui, la fin d’une authenticité dans les traditions. Et le début de la nostalgie. Je n’aime pas ça. La nostalgie, ce sont les souvenirs qui s’ennuient. Ce qui semble avoir également disparu, c’est cet islam que l’on connaissait alors, très paisible, sans aucune violence, et avec une vraie tolérance. Il y avait une communauté juive à Fès, qui travaillait dans les maisons marocaines. Aujourd’hui, c’est impensable. C’est une régression.
N. O. – L’islam paisible, c’est fini?
T. Ben Jelloun. – Il y a deux tendances, au Maroc. D’abord, une réislamisation des esprits. L’islam devient une identité, avec ses dérives politiques, qui sont condamnables. D’autre part, il y a des jeunes qui s’engagent dans la voie de la spiritualité. Ça donne de l’espoir. Ils étudient les soufis arabes, les poètes mystiques. Vu la violence qui rôde autour de l’islam, c’est comme une tentative de mettre en scène un autre islam, où priment les valeurs humanistes sur l’idéologie.
N. O. – Curieusement, c’est la maladie d’Alzheimer qui l’a fait parler, même si elle mélangeait de plus en plus les temps et les personnes.
T. Ben Jelloun. – Ma mère n’avait, en effet, jamais parlé autant d’elle-même avant la maladie. Pudeur, sans doute. J’ai passé du temps près d’elle jusqu’à sa mort, avec un cahier, et je prenais des notes, sans la corriger ni la contrarier. C’était des bribes, des morceaux, mais il y avait des détails vrais. J’ai donc eu l’idée de réinventer sa vie, à partir de ces éléments, tout en témoignant de sa décrépitude mentale et physique. Mais je ne voulais pas d’une construction compliquée, à la Faulkner. Je voulais aller vers la plus grande simplicité. C’était mon but, après plus de trente ans d’écriture. La simplicité, c’est la maturité.
N. O. – Le livre témoigne de la manière dont vous avez accompagné votre mère jusqu’à la mort, en lui tenant la main le plus souvent possible.
T. Ben Jelloun. – Il faut tenir la main des gens qui agonisent. C’est une façon de se préparer au deuil, qui se passe avec beaucoup plus de douceur quand on a accompagné un parent jusqu’au bout. Je lui tenais la main presque par égoïsme: ça m’aidait à me séparer d’elle.
N. O. – Dans le livre, vous vous insurgez contre les maisons de repos.
T. Ben Jelloun. – Tout a été fait, dans la société européenne, qui est de plus en plus dominée par les valeurs marchandes, pour que les personnes qui ne sont plus dans la rentabilité immédiate soient écartées de la vie. L’été 2003, avec la canicule, a été un choc pour moi. Je n’aimerais pas que la société marocaine emprunte ce modèle pour les personnes âgées. Il est plus doux de vieillir dans une société même pauvre, marocaine, que dans une société riche, en étant dans des maisons prétendument de repos. Tenir la main d’un parent, l’aider à traverser ce ruisseau sombre, c’est la moindre des choses. Et ça nous prépare à notre propre mort. La question de la mort, en Occident, est pensée dans des termes plus techniques que culturels.
« Sur ma mère », par Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 270 p. – 17,90 euros.
« 7 contes du Maroc », par Tony Barton, Castor Poche-Flammarion, 120 p. – 4 euros.
A noter d’ailleurs que Tahar Ben Jelloun, Officier de la Légion d’Honneur, a été élu à l’unanimité membre de l’Académie « Goncourt », il y a quelques semaines.
Lauréat du Prix « Goncourt » en 1987 pour « La nuit sacrée », Tahar Ben Jelloun est l’écrivain francophone le plus traduit dans le monde. Ainsi, les romans « L’Enfant de Sable » (Seuil 1985) et « La Nuit sacrée » ont été traduits dans 43 langues dont l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le lithuanien, le vietnamien, le hindi, l’hébreu, le japonais, le coréen, le chinois, l’albanais, le slovène et l’arabe. Best seller en France, en Italie et en Allemagne, « Le racisme expliqué à ma fille » a été, quant à lui, traduit en 33 langues dont les trois langues principales d’Afrique du Sud (l’afrikaan, le siwswati et l’ixixhosa), le bosniaque et l’esperanto.
Répondre
Ces quelques lignes lues ce matin me rendent nostalgique et … heureuse… vous parlez si bien de « mon » Maroc.
Pays où tous nos sens sont sollicités… où les habitants sont si attachants… où l’art est si présent et raffiné…
Poursuivez votre promenade à Fès et Meknès, vous découvrirez d’autres parfums, d’autres facettes tout aussi
subtiles…
Répondre
Merci Catherine chez qui j’ai passé des heures exquises à apprendre quelques subtilités de la cuisine marocaine…
Tiens, une anecdote. A l’heure où l’on parle tant du pouvoir d’achat, un livre de Tahar Ben Jelloun au prix affiché (imprimé !) en couverture de 17,90 euros se vend en librairie ici à 60 dh. Soit 6 euros… Et il ne s’agit pas d’une des nombreuses contrefaçons qui inondent les souks ! Allez comprendre.
Répondre
Le Maroc a, entre autres charmes et qualités, ceci de fascinant qu’il se trouve à la croisée des chemins, entre deux rives : tradition et modernité. D’autres pays se trouvent dans une situation similaire mais, les liens historiques et culturels – qu’ils soient positifs ou négatifs – aidant, le royaume chérifien distille des parfums à nuls autres pareils à qui sait respirer son air si particulier… Bien évidemment, ne décrire qu’un Maroc idéal autant qu’idyllique reviendrait à travestir la réalité que vivent aujourd’hui nombre de ses habitants. Il suffit de discuter avec la jeunesse marocaine pour s’apercevoir que subsiste leur envie d’ailleurs, leur désir de traverser les mers pour goûter à une « european way of life » dont elle ne voit – ne veut retenir ? – que les paillettes qui brillent à la télé, ici la réussite d’un footballeur, là celle d’un petit prince du raï. Comment ne pas comprendre un élan que l’essor économique du pays n’est pas encore tout à fait capable d’inverser ?
Visiter Marrakech, c’est s’enivrer de couleurs, d’odeurs, de goûts, de sons et de musiques, de ces émotions qui enrichissent à jamais le voyageur dont les sens sont en éveil. C’est aussi réfléchir. A quoi ? Au sens de l’histoire, à la destinée des sociétés, à la liberté et à la dignité des femmes, au poids de la religion et des coutumes, aux liens que les peuples peuvent tisser entre eux au-delà des générations, à l’aveuglement et à la bêtise crasse de certains touristes « lambda » (dont quelques clones peuplent la palmeraie, qu’ils ne quittent que quelques heures, juste le temps de ramener leur lot de trophées arrachés au souk, et, cela va sans dire, négociés jusqu’au moindre dirham)…
Deux anecdotes me reviennent en mémoire. La première me renvoie à un dîner partagé par hasard avec d’autres Français, et à cette phrase, stupéfiante : « Franchement, la place « machin », pas terrible… C’est plutôt sale et surtout pas beau du tout ! En revanche, la boîte de nuit de l’hôtel, super ! » Exemple typique du « touriste lambda » qui n’avait fait que passer place Jemaa-el-Fna. « Son » Maroc : piste de danse, piscine et buffet à volonté. Et, peut-être vaguement, les contours d’une Médina tout juste effleurée… Degré zéro.
La seconde me ramène à la visite du palais Bahia, l’un des joyaux de la ville. Dans une salle, un guide, professeur d’histoire me semble-t-il, évoque la société marocaine moderne. A une question d’une personne de la foule, il répond sans détour : « Le voile, après avoir presque disparu, n’a fait son retour chez nous que récemment, « réimporté » lors de leurs vacances au pays par des jeunes de banlieues venus de France ». Analyse rapide, caricaturale, isolée, sujette à caution ? Peut-être. Qui mériterait d’être approfondie ? Sans aucun doute. Libre à chacun d’en mesurer la portée…
Marrackech, cité des contrastes. La « perle du Sud » mérite parfaitement son surnom.
Répondre
Bonjour,
Nous avons lancé il y a quelques mois le site
http://www.monmeilleursouvenir.com/
qui recense les meilleurs blogs et site internet qui parlent de voyages, de
souvenirs, d’émotions…
Nous aimerions publier l’extrait suivant. Cet extrait serait bien entendu
accompagné d’un lien vers votre blog.
» Je vous écrit ce post de Marrakech, la ville ocre aux multiples talents, tour à tour moderne, avec son cyber-park, et fidèle aux traditions et à son histoire…
Tout près de la place Jemaa el-Fna, la librairie Ghazali mêle littérature francophone et arabophone. J’y ai fait une provision de livres à dévorer sur la terrasse, face aux sommets enneigés de l’Atlas. Depuis la cour du riad, de la musique locale vient se mêler à celles des musiciens de la place éponyme, portées par le vent du sud. Les rues alentour du quartier de Mouassine résonnent des cris des enfants qui jouent. Les premiers parfums de cuisine montent des cours. L’heure de la prière du soir approche. L’appel des différents muezzins ne va pas tarder à se répondre (pandre ?), de minaret en minaret… »
http://www.rouxdebezieux.org/2008/05/la-nostalgie-des-souvenirs-qui-sennuient/
Merci de me dire si cela vous pose problème.
Bonne journée,
Aurélie
monmeilleursouvenir@ymail.com
MON MEILLEUR SOUVENIR.COM
http://www.monmeilleursouvenir.com
Répondre