Editeur militant

C’était il y a quelques semaines, au 14 rue Monsieur Le Prince, à deux pas du Sénat. Les bibliothèques en bois blond débordaient de livres. Dos, tranches et couvertures se répondaient, invitant l’œil à s’arrêter, la main à saisir. Il ne manquait plus qu’un confortable fauteuil, et mon camarade Benoit aurait pu m’abandonner là quelques jours. J’avais de quoi faire…

J’aime les éditeurs. Une affection, presque une reconnaissance, qui ne date pas d’hier. Avec Jacques Bruyas, nous avions créé dans le 6è arrondissement de Lyon, il y a 12 ans déjà, le salon des éditeurs sur le thème « Histoire, histoires ». La première édition avait eu lieu au Grand Café de Genève avant de s’installer place Lyautey, sous un village de tentes. Après quatre éditions, nous avons passé le relais à ce qui est aujourd’hui devenu une manifestation phare de Lyon : « Place aux livres ». Un salon toujours dirigé par un éditeur, Corinne Poirieux, patronne dynamique des Editions Lyonnaises d’Art et d’Histoire !
Des éditeurs dont le nombre diminue dangereusement à Lyon. Métier difficile, à cheval entre paris éditoriaux, bénéfices et bouillons (les fameux invendus). Un métier risqué, un métier d’amour, un métier de « capital risqueur »…
Rue Monsieur Le Prince, l’éditeur se nomme Yves Michalon. Il dirige les éditions éponymes. Une belle maison. 350 ouvrages édités en 12 ans… Pourquoi vous en parler sur mon blog ? Parce que je viens de terminer un de leurs derniers livres : « Sarkozy vu d’ailleurs », dans la collection 10+1 questions dirigée par le journaliste Pierre-Luc Séguillon. Et puis parce que cet homme, rencontré (trop) brièvement dans son bureau, m’a fait forte impression. De ces hommes qui donnent envie de s’engager à leur côté. Mais parlons bouquin avant de rejoindre son bureau, et ses envies…
Le pitch du livre ? Il est assez simple :

Pourquoi les Chinois sont-ils fascinés par Nicolas Sarkozy qu’ils voient comme un petit Napoléon amoureux d’une top-model ? Qu’en disent les Anglais ? Que notre président est un faux libéral mais plein de promesses malgré tout. Qu’en pensent les Russes ? Ils adorent son culot et ses Ray Ban. Sa politique, ses facéties, les réformes et les paillettes : Comment Nicolas Sarkozy, élu le 6 mai 2007 avec un peu plus de 53% des suffrages exprimés, est-il vu à l’extérieur de nos frontières ? Des États-Unis à l’Afrique, en passant par le Maghreb, Israël et nos voisins européens : voici un portrait du Président en forme de kaléidoscope. Sa personnalité et son action passées à la moulinette par dix correspondants de la presse étrangère, le tout poivré par le regard sans complaisance d’un journaliste français.

A noter que les correspondants étrangers appartiennent tous aux plus grands journaux de leur pays : Ruben Amon (El Mundo), Stefan Braendle (Frankfurter Rundschau), Vadim Glusker (NTV), Gideon Kouts (Radio-Télévision Israël), Francis Kpatinde (ex Jeune Afrique), Massimo Nava (Corriere della Sera), Sophie Pedder (The Economist), Alison Smale (Herald Tribune), Ruolin Zheng (Wen Hui Bao) et Faouzia Zouari (Jeune Afrique).
La conclusion appartient à un français, Pierre-Luc Séguillon, qui a dirigé ce travail de collecte. Sous le titre « Un président miroir », elle remet en perspective et cherche des explications au rejet actuel du Président.

« La clef de cette énigme se trouve peut-être du côté de la sociologie et de la psychologie. Jean-Pierre Le Goff propose un début d’explication qui ne manque pas de pertinence. Selon ce sociologue, Nicolas Sarkozy est le « produit » de notre société « éclatée ».
Prolongeons le raisonnement : cet « animal politique non identifié » –c’est ainsi que se définit lui-même le président de la République -, incarne et reflète notre vieux monde immature en quête d’identité et de modernité. Nous l’avons choisi parce qu’il nous ressemblait, suivant une pulsion quasi narcissique. Elu, il devient objet de répulsion parce qu’il continue d’incarner nos contradictions au lieu d’être celui qui les assume et les transcende. (…) Quelle est donc cette société française dont Nicolas Sarkozy serait le reflet ? Une société éclatée dont la déstructuration s’est produite au cours des trente dernières années. Cette France réputée « fille aînée de l’église » s’est déchristianisée beaucoup plus vite et plus radicalement que ses voisins européens.
Avec la mort des idéologies, les individus ont perdu marqueurs et repères. Les solidarités collectives –solidarités de classes, d’appartenance provinciale- se sont érodées. Le noyau familial, quand il n’a pas lui-même implosé, demeure un dernier et fragile refuge. (…) Oublieux de l’histoire passée, doutant de l’avenir, nos concitoyens ne trouvent leur salut que dans ce « bougisme » dénoncé par Pierre-André Taguieff, un mouvement sans cap ni but qui est à lui-même sa propre raison d’être. (…) Eh bien ! Regardez Nicolas Sarkozy. Il est, jusque dans son apparence physique, le très exact miroir des tensions de cette société française écartelée entre archaïsme et modernité. (…) C’est, à l’évidence, cette complexité qui a séduit les électeurs en mai 2007. Ils se sont retrouvés dans ce candidat inclassable qui reflétait si bien l’inextricable enchevêtrement de leurs aspirations et de leurs inhibitions. Ils se sont reconnus dans ce candidat qui avait su, avec un si grand talent, incarner leurs attentes et leurs craintes.
C’est pourtant cette même complexité, dès lors qu’elle n’est plus transcendée, qui les a rebutés depuis chez ce Président incapable de dépasser tensions sociales et crispations individuelles en un projet défini, cohérent, organisé et hiérarchisé dans le temps. (…)
Pour dire les choses simplement, Nicolas Sarkozy ne retrouvera l’adhésion des Français que s’il parvient à quitter sa tenue de candidat reflet pour enfin revêtir le costume présidentiel. Le pourra-t-il ? Son intelligence qui est grande conduit à le penser. Sa psychologie égotique incline à en douter. »

Un livre que je vous recommande. Pour le talent de Séguillon, mais aussi pour ces regards vu d’ailleurs, si proches (ils sont tous correspondants de presse à Paris) et si tranchants. Nous vivons en France beaucoup trop enfermés sur nous-même. Je me souviens de Giscard me disant, lors d’une université d’été des Jeunes Giscardiens (ce devait être en 1983 ou 84) qu’il démarrait toujours ses journées par la lecture de la presse étrangère, avant la presse française. Pour se nourrir de leur regard et de leur analyse sur le monde, mais aussi de leur recul sur le quotidien de la France.

Retour rue Monsieur Le Prince

Parmi les bijoux, à touche touche sur les étagères de l’éditeur, la fantastique collection des « Mondes rebelles » ou encore les livres du journaliste américain Ted Stranger dont le dernier, « Sacrée Maison Blanche ! Obama, Hillary, McCain et les dessous de la folle politique américaine », nous emmène dans les coulisses de l’après-Bush. « Dans mon pays, lors des élections, on vend un candidat comme un déodorant à la télévision. Franchement, comparées aux nôtres, vos pratiques politiques sont presque saines. Aux États-Unis, le bling-bling et les coups tordus sont la norme. Et si nous n’avons que deux partis, les républicains et les démocrates, notre système comporte un millier de bizarreries. Alors, une course à la Maison-Blanche, avec ses primaires, ses délégués, ses super-délégués, ses grands électeurs… c’est forcément le délire ! »
A une couverture de là, « Ségolène Royal, ombre et lumière », d’Evelyne Pathouot, « Tsunami sur l’Élysée », de Dominique Ambiel et Antoine Rault, « Interdits d’enfants », de Sylvie et Dominique Mennesson, « La société des people » d’Hugues Royer, « Blum, un juriste en politique » de Jérôme Michel témoignent d’un bel éclectisme, à l’image de l’éditeur.
Cela faisait quelques mois que Benoit Licour, mon associé préféré, me parlait du personnage Yves Michalon. Ancien PDG fondateur de l’agence Bélier Rive Gauche, passé par la vice-présidence d’Euro RSCG France, il fut aussi président de la Fondation Ethique et Politique. Yves Michalon a créé en 1990 l’association Est Libertés, dont l’objet essentiel était de soutenir les efforts de démocratisation en Europe de l’Est et l’aide aux partis politiques démocratiques en Albanie, Bulgarie, Roumanie et Serbie (développement de programmes avec l’Union européenne, interface avec les partis politiques français…). Une association dont Benoit occupait la direction exécutive… Une véritable aventure à la fois humaine et politique.
L’homme m’accueille, carré dans son fauteuil. Ses yeux bleus me scrutent, autant pour savoir à qui il a affaire que pour jauger l’associé de son ancien collaborateur. Un sourire. Et puis la conversation prend son cours. Autour des livres et de la politique.
Il y a de la passion retenue chez cet homme qui cultive un certain flegme et des silences associés à regard distancié. Mais derrière cette pudeur, le militant (dans le sens noble du terme) affleure à certains coins de phrase. La phrase mise en exergue sur le site de sa maison d’édition laisse d’ailleurs peu de place aux interrogations : « Aller au devant de ce qui peut nourrir le débat. Et avoir une démarche militante du point de vue des idées. »
J’ai retrouvé une interview de ce personnage hors du commun parue dans le Nouvel Economiste de mars 2007. Extraits choisis (l’intégralité d’un clic)

Il fait partie de ces « petits éditeurs » dont peu à peu le ton, le style, la curiosité façonnent une ligne éditoriale, plutôt transversale face aux rituels clivages politiques et autre alphabet de la pensée binaire. (…) Les 300 000 exemplaires de Bonjour paresse témoignent que sa prose si relevée peut plaire. Parfois beaucoup. S’y manifeste une furieuse envie de participer, sinon de peser sur le débat d’idées. Version iconoclaste anticonformiste. « Pointer quel que soit l’endroit, là où cela fait mal. Se battre contre le silence qui est la pire des plaies, et avoir une démarche militante sur le plan des idées… Je veux lire et publier ce qui m’intéresse », glisse cet ancien publicitaire qui présida quelques belles agences, plus à l’aise avec son stylo que devant celui du journaliste… « C’est un plaisir réel d’essayer de peser un petit peu sur le débat d’idées. Au départ, je suis parti avec une série de titres peut-être un peu difficiles et exigeants qui ont trouvé leur marché petit à petit. Notamment pour ce qui concerne les éditions de Mondes rebelles et de La France rebelle. Ensuite, j’ai publié nombre de bouquins éclairant les questions de société. Aujourd’hui, on traite des questions d’ordre plus politique avec un seul objectif : s’interdire tout parti pris. Le seul admis, ne pas en avoir. Avec un spectre très large qui n’exclut rien, si ce n’est les extrêmes.«  L’indépendance d’esprit est le seul viatique qui trouve grâce auprès de ce gourmand d’idées neuves qui vient de se payer le luxe de refuser le manuscrit d’un ministre de la République. Cohabitent donc dans la maison de la rue Monsieur-le-Prince – vaste ex-librairie revêtue de bois blond – les proses du socialiste Claude Allègre avec celles du libéral François Fillon et même de quelques alterlibéraux. Bref, les manuscrits des économistes de tout bord font actuellement le miel de cet éditeur à l’ancienne qui travaille selon les rituels d’un artisanat qui a déserté les « grandes maisons ».
Son sport favori : l’anticipation des débats. La détection très en amont de ces fameux sujets sociétaux qui alimenteront dans quelques mois les conversations. Ses capteurs sont mystérieux, mais Yves Michalon cultive pour sa maison quelques qualités. (…) « Il y a des sujets que je veux absolument traiter. Alors j’attends. J’ai mis trois ans pour trouver le tandem auteur de La France rebelle… » Avantage, aujourd’hui ce lieu de débat est archiconnu. Les auteurs viennent à lui, les manuscrits et autres propositions d’ouvrages affluent. Sept personnes s’en occupent.
(…)
Fera-t-il un succès ? « Je ne pars jamais du principe que je vais fabriquer un best-seller. Mais avec un peu de chance, traitant le bon sujet au bon moment, avec un auteur de qualité, vous vendrez bien votre livre. C’est mon engagement personnel par rapport à tel ou tel problème qui compte, bien davantage que la politique marketing. J’estime, par exemple que le vieillissement est un dossier majeur, je veux réaliser le meilleur livre sur ce sujet… Sur la dette, je souhaite proposer l’ouvrage le plus clair possible. Je ne vais pas me presser, mais je trouverai à coup sûr dans la jeune génération l’économiste le plus intéressant. Ma plus grande satisfaction : faire un succès avec un inconnu. C’est mon rôle de mettre des trentenaires dans la lumière. » (…) Son modèle économique relève-t-il de celui du capital-risque où une très belle affaire permet de financer les investissements d’une douzaine d’autres ? « Ah non, notre édition artisanale relève plutôt de l’économie de casino… (…) « Je suis assez caméléon », se flatte ce militant des droits de l’homme dont les multiples vies réservent des surprises.
Facettes cachées que ces week-ends passés dans les pays de l’Est à la formation des nouvelles élites politiques dès le mur de Berlin effondré. « J’ai été sollicité comme consultant de personnalités complètement démunies par rapport à la conquête du pouvoir. Très vite, je me suis dit qu’il faudrait organiser un petit peu les choses pour leur offrir de la formation. Comment réaliser un parti politique ? Comment faudrait-il que fonctionne un syndicat ? l’organisation du Conseil des ministres ? Ces intellectuels étaient complexés par le pouvoir. » Transmettre le savoir déjà dans un Kosovo en guerre, sous la mitraille, Michalon sait bien depuis longtemps que le partage des belles idées est un exercice à haut risque !

Editeur et engagé ! De quoi, j’en suis sur chers lecteurs, vous donner envie de passer par la rue Monsieur Le Prince lors d’un de vos séjours à Paname. Ou à demander à votre libraire favori de vous réserver les derniers livres signés Michalon. Vous ne le regretterez pas !

Les Commentaires ( 7 )

  1. de jerome manin
    posté le 20 juil 2008

    Pardon, c’est encore moi mais je vais faire bref… :-)
    Simplement redire que l’on a dans les bibliothèques lyonnaises, chez les collectionneurs et les bibliophiles des richesses incroyables dans notre bonne ville de Lyon. Je ne vous donnerais pas les adresses des plus de 35 libraires d’occasion de Lyon et ses environs mais vous invite à passer de temps en temps au très délaissé musée de l’imprimerie. Et puis Lyon accueille http://www.livre-rare-book.com vous trouverez quelques livres des Editions Michalon mais aussi un peu plus de 3 000 000 d’autres ouvrages.
    Par exemple : Des traductions de U. ECO par Chantal Roux de Bézieux dans les années 60 ou de Henri Roux de Bézieux
    « L’entretien d’explicitation en entreprise, savoir questionner pour manager et former… » Ed. Dunod, 1999.

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  2. de Arnaud
    posté le 20 juil 2008

    J’ai effectivement lu le livre Ségolène Royal, ombre et lumière écrit par l’une de ses ex-collaboratrices? Edifiant ! D’autant que la madonne du Poitou, si procédurière, n’a pas, à ma connaissance, attaqué le livre en justice. Comme l’écrivait Levy : « Et si c’était vrai ? » !

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  3. de Erick Roux de Bezieux
    posté le 20 juil 2008

    Merci JM. Deux cousins… Et tu n’as pas trouvé le best seller mondial of the world « Il y a 130 ans le 6è », écrit à quatre mains avec Jacques Bruyas ? A croire qu’il n’est pas (encore) rare ! ;-)

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  4. de Alain Roure
    posté le 20 juil 2008

    Je suis effectivement déjà passé devant le 14 rue Monsieur Le Prince. De mémoire, les vitrines de cet éditeur (le quartier est un repaire de libraires et… de politiques) sont ornées de très jolies chutes de lettres. Merci pour cette « pub » cher Erick. Je m’y arretterai lors d’un prochain séjour à Paris.
    Et merci à Jérôme Manin pour son travail sur les livres. Toujours avec discrétion, ce qui tranche avec ses billets sur le blog ou avec ses commentaires… Janus prend un J comme JM !

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  5. de jerome manin
    posté le 21 juil 2008

    Bop Bop Bop très Cher Erick : trouvé sur LRB !

    BRUYAS Jacques et ROUX DE BEZIEUX
    « IL Y A 130 ANS LE 6ème » Lyon, HORVATH, 1996, 1 vol. in-16, broché, de 128 pp., illustrations en noir.
    Disponible à Lyon Chez Jean Honoré (Librairie des Terreaux)
    Pour la petite histoire, le livre est au prix de 0,5 euro, la qualité de l’ouvrage n’est pas en cause. Le libraire vous expliquera pourquoi.. ou vous pouvez me demander si vous ne souhaitez pas le mettre en colère.

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  6. de Basile
    posté le 21 fév 2010

    Merci pour ce bel article
    Il faut soutenir ce petit éditeur qui a eu des difficultés financieres face aux grandes maisons;
    Certaines tres mauvaises langues ne se genent pas pour lancer en ce moment une véritable campagne de calomnies à son encontre (notamment cette insupportable Corinne Maier)
    C’est honteux. Michalon se fait le chantre des débts d’idées depuis quinza ans.Il doit poursuivre

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  7. posté le 24 juil 2010

    Basile a raison. Après sa faillite et son rachat par Max Milo, l’aventure Michalon continue. Il est même devenu le héros d’un feuilleton en ligne assez bien informé, si j’en crois le site littéraire de l’alamblog.
    http://www.lekti-ecriture.com/blogs/alamblog/index.php/post/2010/04/29/les-Editions-Michalon-deviennent-Michalon-%C3%A9ditions-%28et-lyc%C3%A9e-de-Versailles%29
    Erick si vous faites une visite rue de Lancry, ne manquez pas de nous offrir un aussi bon reportage.

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