Les raisons de la colère

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Alors que le mouvement social s’essouffle, la philosophe Chantal Delsol a analysé pour Le Figaro les racines profondes du mécontentement qui s’est exprimé ces dernières semaines. J’ai souhaité partager avec vous cet article, avec la bienveillante complicité de Chantal, car il exprime avec beaucoup de profondeur un sentiment général diffus… Bonne lecture !

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Nul ne sait comment se terminera ce déferlement de mécontentement ou plutôt de révolte qui balaye le pays depuis des semaines. Comme à l’habitude sans doute : quoi que cède ou ne cède pas le gouvernement, chacun retournera au ruminement de la fureur qui, si elle ne s’exprime pas au grand jour, stagne en coulisse. La question des retraites est dépassée, et l’on voit bien que l’exaspération est plus profonde. Le président est mis en cause – mais quel que soit le président, les Français se comportent toujours de cette façon. La question du chômage et notamment pour les jeunes, est terriblement préoccupante : mais même quand on trouvait du travail, les étudiants et lycéens se soulevaient déjà pour d’autres raisons…

Une colère véritable répond à une raison précise, elle tape fort là où ça blesse et ensuite se calme et s’évanouit. Mais cette colère-là traduit un chagrin diffus et profond : le malheur de devoir sans cesse reculer par rapport au progrès promis, de devoir perdre en droits et en confort, de voir une génération après l’autre descendre au lieu de monter. La fureur raconte l’abîme de l’incompréhension devant l’inaccomplissement des promesses du Temps. Chacun sait que tous les peuples occidentaux acceptent de lourds efforts pour répondre à la crise. Et chacun sait que la France devra aussi en passer par là. Mais les Français n’y sont pas prêts, parce que ces efforts sont en contradiction complète avec leur monde symbolique – avec leur interprétation bien ancrée d’un monde social toujours en expansion, volant de conquête en conquête.

Il reste qu’un peuple devrait pouvoir changer son sac d’épaule, s’adapter aux métamorphoses même pénibles, et même à travers des remous douloureux. Et c’est bien ce qui advient aux peuples voisins. Mais les Français n’ont pas été accoutumés à prendre leur destin en main. Un Etat providentiel, tentaculaire et maternel les persuade depuis des siècles qu’ils n’ont qu’à vivre et laisser les instances s’occuper de leur bien-être. Ils ont coutume d’en appeler à l’Etat dès qu’un problème se pose, et l’Etat, débonnaire et compatissant, accoure aussitôt en posant ses sujets en victimes. On ne leur a jamais dit qu’il leur faudrait se saisir de leur sort avec courage : on les plaint, et vite on les soulage. Quand un Etat traite ses citoyens comme des enfants, peut-il s’étonner de les voir à tout instant se mettre à pleurer, et s’encolérer quand le secours n’arrive pas ? Quand l’Etat providentiel prend la place de tous les groupes intermédiaires et individualise les citoyens qu’il prend lui même en charge et sous sa protection, peut-il s’étonner de constater leur égoïsme et leurs exigences irréalistes ?  Le jour où les citoyens s’aperçoivent que l’Etat providentiel ne peut plus rien pour leur éviter les efforts, qu’il se trouve soumis à des forces plus grandes que lui, alors un mythe s’effondre dans leur tête. Ils n’ont aucun moyen d’assumer des difficultés dont on leur avait toujours dit qu’elles devaient échoir à leurs gouvernants. Ils s’expriment par la colère et la violence, mais en réalité, c’est une hébétude de chagrin qui les habite. Ils sont pétrifiés par la conscience soudaine de la défaillance du destin, et c’est pourquoi ils se mettent à courir et à casser dans tous les sens. Aussi je crois que nos gouvernants successifs sont aussi responsables que leur peuple.

D’autant plus que les citoyens se rendent compte, à l’occasion de ces circonstances difficiles, que la mère ressemble davantage à une marâtre. Quand on a décidé de gouverner un peuple d’enfants, on les protège jusqu’au bout et jusqu’au sacrifice de soi. Mais ici le discours de l’égalité (en conformité avec l’assistance et avec l’individualisme), n’empêche pas l’accroissement considérable des inégalités. L’austérité s’annonce et commence, mais il semble bien que les plus puissants s’en exemptent. Signe patent que tout cela était un leurre. En politique, le protecteur est une marâtre. Les Français ne le savent pas encore. L’intuition encore vague qu’ils en ont, les jette dans une tempête sans phrase.

Parce que les vrais motifs sont plus profonds que ceux affichés, et sont presqu’inexprimables, l’expression de la colère ressemble à un rituel davantage qu’à une action rationnelle. Les bandes groupusculaires qui défilent partout sans préparation, les grèves des dockers qui sont les mieux payés et les plus protégés, les slogans archaïques reflétant des situations depuis longtemps dépassées, tout sent le théâtre et l’exorcisme. Il faut manifester et exprimer la colère parce qu’il s’agit là d’un rite nécessaire à la poursuite de la vie : parce que l’Etat providentiel ne comprend que cela, et parce que seul il tire les ficelles et peut tout – c’est en tout cas ce que croit l’enfant accroché à sa mère. La France depuis la saison révolutionnaire répète sans se lasser la scène révolutionnaire. C’est une liturgie sociale et manquer aux cérémonies serait sacrilège.

La réponse sera sans doute, au point où nous en sommes, de céder encore à on ne sait quelle catégorie plus puissante ou de faire le gros dos en attendant le prochain ouragan. On peut avancer ainsi à court terme. Mieux vaudrait décider de traiter les citoyens en adultes, et comme cela ne se fait pas en un jour, plutôt de les faire grandir pour qu’ils deviennent adultes : leur laisser des responsabilités et des autonomies, valoriser leurs efforts au lieu de les traiter toujours en victimes. Il faudrait pour cela un retournement de vision politique, la modestie de gouvernants qui accepteraient de ne plus jouer les maîtres de la pluie.

Les Commentaires ( 3 )

  1. de Jérôme Manin
    posté le 2 nov 2010

    Un article qui partage une grande intelligence de la situation. Merci.

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  2. de Moggio
    posté le 2 nov 2010

    Merci d’avoir mis en ligne cet article que j’ai lu ce week-end et dont la partie centrale est intéressante.

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  3. de Catherine
    posté le 4 nov 2010

    Analyse tellement fine, claire, pertinente… et juste!

      Répondre

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